ALAMO
Menu

Le jardin des drames

Simone Balazard

La création littéraire et l'ordinateur semblent camper aux deux points extrêmes du réel, comme deux entités totalement inconciliables. D'un côté la vie dans son foisonnement, avec ses zones d'ombre et de sécheresse, ses coups de soleil, ses précipitations ; de l'autre une froide mécanique, d'une logique implacable, d'une subjectivité nulle. Tenter d'utiliser l'outil informatique pour aider à la création peut paraître une idée complètement loufoque, voire dangereuse. Cet instrument ne risque-t-il pas d'assassiner la littérature en proposant à sa place des copies exsangues, de pâles fantômes, des monstres dignes de Frankenstein ? Un écrivain qui fréquente de près ou de loin l'informatique ne joue-t-il pas avec le feu ? Ne risque-t-il pas de perdre son âme ? Et l'attitude qui consiste à faire un détour dès qu'on aperçoit une de ces maudites machines n'est-elle pas la sagesse-même ?

Pour notre part, cette défiance ne nous paraît pas la meilleure façon de faire avancer la cause de la littérature. Car enfin, quel est le problème aujourd'hui, pour un écrivain ? Ce n'est pas de savoir quoi écrire, ni comment : s'il est écrivain, il sait fort bien qu'il écrit ce qu'il peut, comme il peut, quand il peut. Il n'est pas le maître absolu de sa création, il est embarqué dans une aventure et cette aventure est dangereuse : il peut se casser la figure, rater son coup.

Chaque nouveau livre est une nouvelle épreuve, et l'écrivain confirmé est aussi démuni devant sa page blanche que le débutant. Non, le problème n'est pas de savoir quoi écrire, mais pour qui. En 1985, lire de la littérature n'est pas une activité si évidente ni si répandue. Toutes sortes de divertissements détournent les lecteurs potentiels de ce grand jeu qui, pour nous, est vital. Et voilà que surgit un nouveau jouet, dont on sait combien il plaît aux enfants. Et si les écrivains, au lieu de s'en détourner, tentaient de s'en servir pour faire passer ce message simple : écrire, lire, c'est passionnant. Ce n'est pas réservé à un petit cercle de gens bizarres, ce n'est pas quelque chose d'ennuyeux et d'opaque, c'est quelque chose qu'on peut faire aussi, comme on fait de la musique. L'ordinateur peut permettre d'expérimenter la place de l'écrivain, à l'autre bout de la chaîne, au moment où le produit écrit s'élabore. Comment cela, et à quel moment peut-il intervenir ? Pour répondre à cette question, il nous faut tâcher de décomposer le processus de la création littéraire :

  1. Un écrivain est quelqu'un qui a envie d'écrire. Cette envie peut exister à l'état pur : il a envie d'écrire, mais il ne sait pas quoi. Elle peut aussi être provoquée chez lui par un fait, une parole, une vision, n'importe quoi qui se met à fonctionner comme un aimant attirant à lui toutes sortes d'autres faits, paroles etc. Ce moment peut durer très longtemps, la germination (cristallisation, ou autre image que l'on voudra) peut être stoppée ou au contraire s'accélérer tellement que l'écrivain soit obligé de se précipiter sur sa table de travail : il y a un livre qui veut être écrit.
  2. Mais, sauf dans les vers faciles de l'adolescence, l'expression n'est jamais totalement directe et demande à être médiatisée par la réflexion, la composition, l'invention : quels personnages, quelles situations, quel genre, quel style conviendront le mieux ? Ces questions ne peuvent pas se résoudre d'un seul coup et la période du travail, loin d'être une période de rédaction linéaire, où l'on écrirait au fil de la plume, permet d'ouvrir des perspectives nouvelles, d'apercevoir des débouchés, de bouleverser souvent son idée initiale. C'est le moment où le romancier suit ses personnages plus qu'ils ne le suivent.
  3. Vient alors une période d'écriture, ou de réécriture qui peut être plus ou moins longue suivant qu'elle a été intégrée ou non dans le 2). Il y a des livres qui sont ce qu'ils doivent être à la première version, d'autres qui ont besoin d'être réécrits deux ou trois fois. De toutes façons ce n'est que dans cette phase que l'on tient le livre tout entier sous son regard et que l'on peut s'en faire une idée vraie. Il est absolument indispensable de retarder au maximum cette vue synthétique, si l'on veut laisser au livre sa chance de vivre sa vie, et ne pas se contenter d'être le développement linéaire d'un sujet.

À quel moment l'informatique peut-elle intervenir ? Il semble qu'elle soit incapable de donner l'envie d'écrire à celui qui ne l'a pas. Ne l'affirmons pas trop vite, cependant, tout au moins en ce qui concerne les enfants. De même que lire n'est plus, pour les pédagogues contemporains, identifié au déchiffrage, on s'apercevra peut-être qu'écrire ne doit pas être non plus simplement l'art de former les lettres et les phrases. Écrire est un moyen de produire non seulement du sens, mais de l'existence. Il n'est pas impossible que le dialogue avec l'ordinateur puisse faire toucher du doigt cette réalité, en abolissant les difficultés proprement graphiques. Dès lors, écrire peut être perçu véritablement comme une aventure, une expérience, et non plus un devoir plus ou moins paralysant.

Dès qu'il s'agit d'ouvrages un peu longs : romans, pièces de théâtre, l'écriture proprement dite (moment 3), dans la phase finale, ne peut guère se servir de l'ordinateur, outil beaucoup trop lourd et inadapté.

En revanche, le moment 2 nous paraît être le moment privilégié où l'informatique peut rendre des services. Il arrive qu'on ait envie d'écrire sans savoir exactement quoi écrire. Il arrive que l'invention de personnages, de situations soit, pour certains ou dans certains cas, particulièrement difficile. Les auteurs du XVIle siècle empruntaient de façon constante leurs sujets aux Anciens, et sur cette trame déjà tracée faisaient des pièces contemporaines. Il arrive que la commande libère. C'est un peu ce qui m'a guidée dans ce travail de production de scénarios assistés par ordinateur : donner des patrons, des schémas de base, qui facilitent le passage à l'écriture en levant un des obstacles. On pourrait évidemment combiner un peu au hasard un certain nombre de données : un personnage, un lieu, un objet, un ennemi, etc. Mais ce qui m'a paru intéressant dans l'analyse de Souriau, c'est qu'il s'agit d'une réflexion sur la structure dramatique, basée sur un corpus important de pièces réellement existantes. Sa définition de la structure dramatique est suffisamment serrée pour permettre une informatisation signifiante. Il emploie le concept de situation qu'il définit ainsi : C'est la figure structurale dessinée, dans un moment donné de l'action, par un système de forces. (Souriau, 1950).

Ces forces sont incarnées, subies ou animées par les principaux personnages. La scène est un microcosme en rapport avec un univers. Très souvent la situation initiale semble calme, mais porte en germe une prochaine évolution, qui va l'amener à la situation finale, plus durable. Entre les deux joue le ressort dramatique.

Réfléchissant sur ce qui constitue essentiellement une situation dramatique, Souriau est amené à la décomposer en plusieurs facteurs :

Les fonctions dramaturgiques

À ne pas confondre avec les personnages, chaque personnage incarnant, à un moment donné, une ou plusieurs fonctions dramaturgiques. Il peut même arriver qu'une fonction importante ne soit pas représentée dans l'univers scénique mais reste atmosphérique ; ou bien qu'elle ne soit pas incarnée dans un être humain mais symbolisée par un accessoire.

La fonction dramaturgique est le mode spécifique de travail en situation d'un personnage : son rôle propre en tant que force dans un système de forces

Souriau distingue six grandes fonctions dramaturgiques. Chacune se voit attribuer un symbole, ce qui lui permet déjà une combinatoire.

On a donc :

l° Une force vectorielle thématique (Lion)

2° Le représentant du bien souhaité, de la valeur orientale (Soleil)

3° L'obtenteur virtuel de ce bien (Terre)

4° L'opposant (Mars)

5° L'arbitre, attributeur du bien (Balance)

6° La rescousse, redoublement d°une des forces précédentes (Lune)

Les partis pris artistiques

Chaque figure, chaque dispositif répond à quelques décisions artistiques importantes :

  1. Le nombre des personnages
  2. Les suppressions dramaturgiques de fonctions (soit provisoirement, soit définitivement - la fonction restant alors atmosphérique ou symbolique)
  3. Les conjonctions fonctionnelles
  4. Le point de vue
  5. La comédie des erreurs (la relation peut être réelle, erronée ou ignorée)
  6. Le rythme d'évolution (équilibre, déséquilibre progressif, renversement brutal)

La combinaison des fonctions dramaturgiques et des partis pris artistiques donne un grand nombre de situations dramatiques possibles, plus ou moins fortes et plus ou moins viables. (Souriau avance le chiffre de 210 141, mais sans le justifier).

Un des points cruciaux est le nombre des personnages : plus il est restreint, plus la tension risque d'être vive, chaque personnage représentant plusieurs forces. Au contraire, s'il y a autant de personnages importants que de fonctions dramaturgiques, chaque personnage représente une force à l'état pur, ce qui pourrait entraîner un aspect caricatural ou simpliste de l'œuvre.

Deux ou plusieurs fonctions peuvent être réunies sur un même personnage, c'est ce que Souriau appelle les conjonctions fonctionnelles.

Les unes sont fréquentes, comme, par exemple : désirer pour soi ; être désiré et avoir le pouvoir de s'attribuer soi-même. D'autres manifestent une contradiction intéressante, ainsi : désirer et être contre ce désir ; être l'obtenteur du bien et lutter contre cette obtention. Désirer un bien qui est soi-même exprime une revendication d'autonomie…

On peut en citer beaucoup d'autres :

désirer pour soi

désirer et être contre ce désir

redoublement du désir

désirer un bien qui est soi-même

être l'obtenteur et être contre cette obtention

obtenteur du bien avec le pouvoir de l'obtenir

être désiré et avoir le pouvoir de s'attribuer soi-même

être désiré et être contre

être désiré et le vouloir

avoir le pouvoir d'attribuer et être contre

arbitre redoublé

rivalité redoublée

etc.

Sur le thème de la rivalité d'amour, Souriau dresse le tableau exhaustif des 36 situations possibles (op. cit., p. 204). En voici quelques-unes :

  1. Rivalité, mais avec espérance (je suis ou me crois préféré d'elle) ( ) —
  2. Rivalité inquiète, jalouse, désespérée ( ) —
  3. Je suis aimé, mais mon rival est maître de la situation ( ) —
  4. Espérer dans l'affection du rival. Elle est encore indifférente. Lui est maître de la situation (Tenter d'obtenir son désistement) ( )
  5. Elle m'aime mais ne veut pas se donner (Liberté) ( ) —

Il ne fait aucun doute que Souriau, à notre époque, se serait servi de l'informatique. Le concept de situation, analysé dans son livre, pouvait constituer une graine de scénarios possibles. On pouvait, comme dans un jardin, cultiver les drames, faire du théâtre d'élevage, domestiquer la littérature. Cela n'empêcherait nullement la fantaisie, l'imagination, l'inspiration, de continuer à s'ébattre dans leurs contrées sauvages, mais ce serait bien pratique d'avoir, à nos portes, un petit potager, notamment dans un but pédagogique.

Avec la collaboration de Nicole Modiano — membre de l'Alamo qui se chargea de la partie informatique — j'élaborais un certain nombre de lexiques, destinés à se combiner suivant l'arbre ci-après :

On a :

A désire B pour C. D est contre. E est arbitre. Reste à caser la fonction 7 (rescousse), qui peut se rapporter à chacune des autres fonctions.

4 est omissible (et donc 10 et 11), puisqu'on peut bien entendu désirer pour soi, sans qu'il soit besoin de le préciser.

Remarques sur la constitution des lexiques 1

L'idée que nous avons retenue était de permettre la fabrication de scénarios très généraux, se situant au niveau le plus simple possible.

À chaque feuille de l'arbre correspond un lexique

8 correspond au lexique 1. Il s'agit de la personne désirante (le Lion de Souriau). Les critères choisis sont l'âge, le sexe, la situation de famille. Il y a deux raisons à cela : d'une part, cela renvoie à différents types d'acteurs ; d'autre part, cela permet des spécifications diverses. Par exemple, un homme dans la force de l'âge peut être un roi, un patron, un ministre, etc ; une veuve peut être éplorée, jeune, joyeuse, etc.

9 correspond au lexique 2 : l'action de désirer.

3 correspond au lexique 4 : l'objet du désir. Là aussi nous avons essayé de rester dans une certaine généralité, mais c'était déjà plus difficile et certains termes nous placent déjà dans un contexte un peu plus précis (des terres, un objet de collection…

10 correspond au lexique 3.

11 correspond au lexique 5 : l'obtenteur du bien. C'est également le cas pour 12 et 14. Pour éviter de trop grandes absurdités (une grand-mère de grand-mère, par exemple), on a constitué un lexique 9, identique au 5 mais excluant la répétition.

13 correspond au lexique 6.

15 correspond au lexique 7.

16 correspond au lexique 8.

Il s'agit donc là d'une première étape d'un travail qui doit se continuer et s'affiner. Nous sommes en ce moment dans une période de réflexion et de relecture du répertoire dramatique, à la lumière de cette première schématisation : peut-on traduire BÉRÉNICE, LE MISANTHROPE, LA DOUBLE INCONSTANCE, KNOCK, etc. à l'aide de nos lexiques ? Et sinon que manque-t-il ?

Annexes

Annexe 1 : lexiques

lexique 1 :

Un enfant
Un adolescent
Une adolescente
Un jeune homme
Une jeune femme
Un homme dans la force de l'âge
Une femme épanouie
Un homme d'âge mûr
Un vieil homme
Une vieille femme
Un homme d'un certain âge
Une femme d'un certain âge
Une vieille fille
Un vieux garçon
Une femme mariée
Un homme marié
Une veuve
Un veuf
Un vieillard
Une femme très âgée
Une jeune fille

lexique 2 :

désire
veut
souhaite
recherche
souhaite avoir
voudrait obtenir
cherche à s'approprier
veut posséder
fait tout pour avoir
intrigue en vue d'obtenir
convoite
tient à récupérer

lexique 3 :

pour en faire don à
pour en faire cadeau à
pour défendre
pour se venger de
pour plaire à
pour aider
pour faire plaisir à
pour s'assurer la reconnaissance de
pour honorer
pour récompenser
pour remercier
pour séduirepour venir en aide à
pour s'assurer les services de
pour se réconcilier avec
pour faire enrager
pour s'assurer la reconnaissance de
pour se venger de

lexique 4 :

une femme
un enfant
l'amour d'une femme
l'amour d'un homme
une invitation
un prix
une décoration
une maison
des terres
un contrat
une œuvre d'art
un animal
un manuscrit
un serviteur
un objet de collection
une situation
un vêtement
une lettre
une photographie
les services d'un médecin
les services d'un avocat
un bijou
une somme d'argent
une récompense
une automobile
une machine
un meuble

lexique 5 :

sa mère
son père
un associé
une associée
son fils
sa fille
ses enfants
ses parents
un ami
une amie
son frère
sa soeur
un élève
une élève
un visiteur
une protégée
son conjoint
sa grand-mère
son grand-père
son petit-fils
sa petite fille
quelques voisins
deux cousins
ses collègues
l'entourage
ses concitoyens
la voisine
un voisin
un domestique
la bonne
son chef
son patron
l'institutrice

lexique 6 :

s'y oppose
s'y opposent
s'oppose à son projet
veut le mettre en échec
veut la mettre en échec
veut faire échouer son projet
veulent faire échouer son projet
n'est pas daccord
ne sont pas d'accord
se dresse contre lui
se dresse contre elle
est contre
ne le veut pas
essaie de rivaliser avec lui
essaie de rivaliser avec elle
est son rival
est sa rivale
veut l'en empêcher
veulent l'en empêcher
est leur rival
sont ses rivaux
essaient de rivaliser avec lui
essaient de rivaliser avec elle
ne le veulent pas
sont contre
se dressent contre lui
se dressent contre elle
essaient de la contrecarrer
essaient de le contrecarrer

lexique 7 :

La décision revient à
Le dernier mot revient à
La décision est entre les mains de
l'arbitrage revient à
Celui qu'on écoutera sera
Celle qu'on écoutera sera
Ceux qu'on écoutera seront
Il demande l'arbitrage d'
Il a besoin de l'appui de
Il a besoin de l'avis d'
Elle demande l'arbitrage d'
Elle a besoin de l'avis d'
Il a besoin du soutien de
Elle a besoin du soutien d'
Elle a besoin de l'appui d'
Il ne peut se passer de l'appui de
Elle doit obtenir le consentement de
Il doit obtenir le consentement d'
Ils demandent l'arbitrage de
Ils ont besoin de l'avis d'
Ils ont besoin du soutien de
Ils ne peuvent se passer de l'appui d'
Ils doivent obtenir le consentement de

lexique 8 :

qui peut compter sur l'aide de
qui peuvent compter sur l'aide de
qui peut compter sur l'aide d'
qui s'appuie sur
qui s'appuient sur
qui a pour ami dévoué
qui a pour confident dévoué
qui a pour allié
qui a pour alliée
qui ont pour alliés
qui a pour confidente dévouée
qui a pour amie dévouée
qui est assuré du dévouement de
qui est assurée du dévouement
qui est soutenu par
qui est soutenue par
qui soru soutenus par
qui a pour complice
avec la complicité de
avec la complicité d'
grâce à une alliance avec

lexique 9 :

sa mère
son père
un associé
une associée
son fils
sa fille
ses enfants
ses parents
un ami
une amie
son frère
sa soeur
un élève
une élève
un protégé
une invitée
son conjoint
sa grand-mère
son grand-père
son petit-fils
sa petite-fille
quelques voisins
deux cousins
ses collègues
l'entourage
ses concitoyens
l'institutrice
la voisine
un voisin
un domestique
la bonne
son chef
son patron

Annexe 2 : quelques exemple de scénarios…

Un homme dans la force de l'âge fait tout pour avoir une œuvre d'art ; une protégée est contre. Elle doit obtenir le consentement de son conjoint qui a pour alliée la voisine.

Une femme très âgée veut posséder un enfant pour se venger d'un associé qui a pour allié un voisin ; un ami veut la mettre en échec. Il a besoin de l'avis d'une amie.

Une femme mariée veut un contrat pour remercier une protégée qui peut compter sur l'aide de son patron ; sa mère est sa rivale. La décision revient à ses concitoyens.

Un homme d'un certain âge qui a pour ami dévoué un voisin veut posséder un objet de collection ; quelques voisins essaient de rivaliser avec lui. Il ne peut se passer de l'appui de sa voisine.

Un homme marié recherche un manuscrit; un ami qui s'appuie sur son chef veut le mettre en échec. Le dernier mot revient à la bonne.

Un homme dans la force de l'àge intrigue en vue d'obtenir les services d'un avocat pour un domestique ; la voisine est contre. Elle doit obtenir le consentement de la bonne qui peut compter sur l'aide de son fils.

Un vieux garçon recherche les services dun médecin pour aider un voisin qui a pour allié un associé ; son père se dresse contre lui. Il doit obtenir le consentement d'un associé.

Une vieille femme recherche un animal ; quelques voisins avec la complicité de l'entourage essaient de rivaliser avec elle. Elle a besoin de l'appui d'un élève.

Une femme épanouie souhaite avoir un bijou ; une associée grâce à une alliance avec son conjoint veut faire échouer son projet. Ils demandent l'arbitrage de concitoyens.

etc.

Discussion

Simone Balazard : Ce qu'apporte l'ordinateur par rapport à notre fonctionnement naïf, humain, c'est de dépasser les oppositions, de ne pas avoir de préjugés ; vous dites par exemple, c'est ennuyeux si le récit parle d'une femme très âgée et de sa grand-mère. Effectivement, dans notre façon de voir les choses, nous ne mettons pas une femme très âgée et sa grand-mère. Cela dit, est-ce que cela ne peut pas avoir un intérêt de se poser des questions, de se demander quelle est la situation dramatique qui peut s'installer entre une femme très âgée - disons soixante ans - et sa grand-mère qui est peut-être morte ? Ça nous oblige à nous poser des questions sur des situations que nous n'aurions même pas imaginées, que nous aurions pensées impossibles. C'est un aspect important de l'ordinateur qui propose des situations semblant invraisemblables, mais qui donnent à réfléchir.

Jean Ricardou : Ainsi présenté, le filtre paraît une machine fonctionnant à la banalisation : le contraire, en somme, de ce que cherche Raymond Roussel avec son célèbre procédé, quand il met ensemble des choses qui, par construction, ne devraient pas aller ensemble. Avec des filtres de cette sorte, je crains un peu que l'inventivité ne disparaisse.

Maurice De Gandillac : Ne faudrait-il pas distinguer incongruité et incompatibilité ? Parce que les incongruités je crois qu'il faut les chercher.

Jean-Pierre Balpe : L'incongruité ici est recherchée, elle fait partie du jeu. Il ne fonctionne bien que parce que c'est en quelque sorte incongru, parce que si l'on trouve des relations familiales classiques ce n'est pas d'un grand intérêt. On peut effectivement jouer sur l'incongruité puisque tout reste à écrire. Mais, lorsqu'on passe à un autre niveau, par exemple lorsqu'on veut rédiger un paragraphe, à ce moment-là, on tombe dans un autre phénomène qui est celui de l'incompatibilité qui est purement linguistique ; c'est-à-dire que des choses ne sont pas possibles dans la syntaxe française et ça devient illisible. Mais on n'est pas à ce niveau-là : le texte n'est pas écrit, volontairement, Simone Balazard ne l'a pas voulu comme ça.

Simone Balazard : L'écriture est quelque chose qui doit transmettre des significations et des émotions ; je ne pense pas que vous ayez beaucoup d'émotions en lisant ces scénarios.

Bernard Magné : Cette définition de l'écriture ne me convient absolument pas.

Jean-Paul Colin : Je me demande s'il n'y a pas plus ou moins dans nos esprits l'idée que la vraisemblance de la fiction doit s'aligner peu ou prou sur la vraisemblance du réel. Je suis d'accord pour dire qu'il y a des exclusions de type linguistique qui seront effacées au niveau de l'écriture, parce que la grand-mère de la grand-mère c'est de l'écriture ; mais je pense que chaque texte littéraire engendre sa propre vraisemblance. Il n'y a même pas d'incongruité au niveau littéraire ; il y a plus d'incongruité, me semble-t-il, dans l'univers réel : dans l'univers de Boris Vian et de Queneau, il n'y a rien d'incongru, il y a une autre logique.

Claudette Oriol-Boyer : Il me semble qu'il ne faut pas confondre le travail de l'écrivain avec la création d'un récit ou sa production. Sinon on est en pleine confusion, on ne sait plus quand on est dans le texte et quand on est dans le récit. Ça ne veut pas dire que le récit ne puisse pas être textualisé, ça veut dire simplement qu'il y a des récits qui ne sont pas textualisés et qu'il y a des récits qu'on peut textualiser.

Les situations peuvent être travaillées au niveau de la rime ou de la ressemblance, il peut y avoir des symétries entre une scène d'arrivée, une scène de départ, etc., on peut travailler l'écriture même de ces thèmes pour que les symétries surgissent entre les situations qui sont des éléments précis dont on vient de nous parler ; il me semble donc que si l'on ne tient pas bien cette distinction on est amené à croire qu'on fait du texte alors qu'on ne fait que du récit. La meilleure preuve en est que le récit d'ailleurs peut se contenter parfaitement de ne pas être écrit ; alors, qu'à mes yeux, le texte pour exister doit, à un moment donné, être écrit.

Jean Ricardou : S'il en est ainsi cela veut dire qu'en procédant de cette façon, l'on n'est pas dans ce qui est spécifique de l'écriture. Bref, si l'on développe beaucoup ce stade, celui-ci va se défendre comme tel contre toutes les spécificités que pourra lui apporter l'écriture. C'est ce mécanisme-là qui explique que ce soit à la fois un déclencheur et un frein.

Simone Balazard : Ce sont des canevas d'improvisation. Pourquoi cela serait-il un frein ?

Jean Ricardou : C'est un déclencheur parce que le scénario permet de commencer à écrire un peu sur la page, mais c'est un frein parce que ce qui est écrit, avec ses spécificités matérielles, peut entrer en contradiction avec le scénario. Alors si le scénario est très constitué, ces possibilités formeront, en quelque sorte, des intrusions dans sa propre sphère et il va de toute sa force empêcher que ces nouvelles opérations se fassent.

Simone Balazard : Je n'ai plus qu'à l'écrire, je n'ai plus qu'à l'écrire, hélas! C'est maintenant que je vais travailler vraiment. Nous avons fait des scénarios extrêmement généraux, simples. je tenais beaucoup à ce qu'il y ait une première étape très générale, de telle sorte qu'il n'y ait pas ce phénomène effectivement de frein que vous imaginez. Je pense même que ce n'est pas encore assez général. Ou bien les gens n'ont pas besoin du tout qu'on leur dise quoi que ce soit et ils ne s'en servent pas, ou bien, à ce niveau général, cela ne peut pas avoir les effets pervers que vous imaginez.

Jean Ricardou : Un mot encore pour dire mon accord, cette fois, sur un autre point de votre conférence. Quand l'œuvre est finie, il est souhaitable qu'elle soit différente des mécanismes donnés au départ. Mais cela signifie, s'agissant du scénario, par exemple, qu'il y a intérêt à ce qu'il soit tordu par ce qu'il est advenu en écrivant. Et c'est précisément pour cela qu'il convient de ne pas trop l'affermir au préalable…

Simone Balazard : Ce que je pourrais fort bien imaginer à partir de ces scénarios, ce sont des ateliers de comédiens qui écriraient une pièce partant d'un scénario, improvisant et écrivant au fur à mesure. Pour beaucoup une démarche d'improvisation : et, l'improvisation véritable, c'est-à-dire en action, permettrait à la fois de préciser des choses et de sortir de ce carcan ; c'est le sens de ce que je disais tout à l'heure.

Maria-Teresa Giaveri : N'est-ce pas l'occasion de parler un peu de typologie d'écriture ; j'ai trouvé assez intéressante l'hypothèse de différents types d'écriture, une écriture auto-poétique qui naît avec un certain statut et une écriture qui passe à travers des phases différentes, des plans, des esquisses, des documentations.

Simone Balazard : Je parle en général de ce que je connais, j'ai connu les deux expériences ; j'ai connu celle de vouloir que chaque phrase soit définitive avant de passer à la phrase suivante, cela ne marchait plus parce que je n'arrivais pas à écrire assez vite pour conserver mon envie, mon élan, et du coup à un moment, je me trouvais au milieu du livre, et puis fini, je n'avais plus envie avec toute une moitié de livre, un quart de livre qui était terminé. Je me suis dit cela ne marche pas, il faut faire autrement, dans un premier temps, il faut travailler vite, il faut courir après son inspiration ; et puis, tant pis il faut laisser tomber le bien écrit, mal écrit, il faut mettre l'essentiel, courir derrière ; ensuite, quand on a fini, on a tout le temps, on fait du rewriting comme si c'était quelqu'un d'autre. Et de ces deux comportements, je ne sais si l'un est mieux que l'autre…

Maria-Teresa Giaveri : Il y a l'un et l'autre, des auteurs différents, des époques différentes, des pays différents, quel que soit le genre de texte, un poème, un texte en prose, un essai. En général on voit qu'il y a un choix d'un type ou d'un autre type, pas de choix naturellement rationnel, qu'il y a un moyen, une façon de procéder d'un type ou d'un autre type ; je me demande si le mécanisme de création, ce mécanisme qui peut pousser à la création ou peut figer la création, ne devrait pas être considéré par rapport à cette typologie d'écriture ; quelqu'un qui commence déjà à écrire en ayant un modèle formel a besoin de partir d'une phrase, d'aller d'une phrase ou d'un vers à l'autre, la structure du texte, le plan, naît à travers l'écriture elle-même, tandis qu'un autre écrivain qui commence en esquissant lentement, en ajoutant un plan, en esquissant des éléments, en formant au fur et à mesure, ajoutant de la documentation, etc., peut utiliser un scénario pour faire naître un texte.

Simone Balazard : Vous remuez beaucoup de choses complexes, il y a du plan et de l'écriture, je crois qu'il y a une troisième chose dont il faut parler qui est… "qu'est-ce qui fait que tout cela va marcher ?" On peut appeler ça inspiration, car c'est vrai que s'il n'y a que du plan et de l'écriture, c'est raté ; donc s'il n'y a que "du je ne sais quoi" et puis rien, c'est rien ; quand on parle écriture il y a des gens qui pensent écriture au sens écriture, faire de belles phrases ; il y a des gens qui mettent déjà dans le mot écriture ce que j'appelle "je ne sais pas quoi" ; quand on dit "j'écris" on ne veut pas tellement dire je fais des phrases qui se suivent, cohérentes ; on veut dire "je fabrique des pseudo-existences" ; je fabrique quelque chose. Vous me direz en produisant des phrases de toute façon, on fabrique quelque chose, c'est ce qu'on voit dans l'écriture informatique. Il y a, comme dit très bien Baudin des effets de sens. Mais s'il n'y a que des effets de sens ce n'est pas ça, il faut qu'il y ait plus que ça, et ce plus là on peut le poursuivre de différentes façons, tous les moyens sont bons, mais c'est quand même ça qu'il faut poursuivre ; d'ailleurs à la limite peu importe comment on s'y prend ; il n'y a pas à dire là c'est mieux, moi j'écris comme ci, moi j'écris comme ça, peu importe, ce qui compte c'est que cette chose-là existe.

Au fond, ce qui correspond à ce que je disais au début, la crainte, "est-ce que l'ordinateur ne va pas assassiner la littérature", est complètement absurde. Dans les ateliers d'écriture on n'en est pas à vouloir faire des gens qui produisent ce quelque chose ; peut-être le produiront-ils mais on ne peut pas le dire. En revanche on peut très bien faire écrire des gens comme exactement on peut peindre, même si leurs tableaux n'auront pas ce qui fait qu'on les regarde encore des siècles plus tard. Je crois qu'il ne faut pas mélanger les deux ; ce que j'aimerais c'est que ce soit la peine de faire des choses, même si ça ne produit pas ce petit quelque chose en plus qui est en plus.

Claudette Oriol-Boyer : Je voulais exprimer mon désaccord avec ce que vient de dire Simone Balazard à propos des ateliers d'écriture. Lorsqu'on fait écrire des élèves, des adultes, en atelier d'écriture, il me semble qu'il est important de savoir que ce qu'on fait est exactement le travail qu'il faut faire pour obtenir un objet de qualité, et qu'il faut être extrêmement ambitieux au niveau du travail qu'on est amené à faire…

Simone Balazard : Ce n'est pas contradictoire, on ne parle pas de la même chose ; la qualité bien sûr mais ce n'est pas de ça que je parle ; bien sûr qu'il ne faut pas écrire n'importe quoi. Quand je dis il faut que les enfants puissent écrire, ça ne veut pas dire écrire n'importe quoi, au contraire.

Claudette Oriol-Boyer : Si ce n'est pas la qualité qui est en jeu qu'est-ce qui était en jeu que je n'ai pas compris ?

Simone Balazard : Le supplément d'âme.

Claudette Oriol-Boyer : Qu'est-ce donc ?

Simone Balazard : Si on pouvait le définir d'un mot ce serait la vie, ce qui fait que dans telle chose il se passe quelque chose et que dans l'autre il ne se passe rien ; pourquoi par exemple dans une pièce de Tchekov il se passe des choses et que vous pouvez faire exactement la même pièce, quasiment la même chose et qu'il ne se passe rien; je ne sais pas…

  (Colloque de Cerisy 1985 - publié par les Presses Universitaires de Vincennes en 1991, collection l'Imaginaire du Texte sous le titre : L'imagination informatique de la Littérature )

Simone BALAZARD