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Du bon usage de la contrainte 1

Guy Chaty

Les membres de l'OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle2 ), entraînés par Raymond Queneau, ont mis en évidence l'usage et l'utilité de la contrainte en littérature et l'ont beaucoup exploitée. Je souligne quelques caractéristiques de ce moteur d'écriture. J'en arrive à mon propre usage de la contrainte, en quelque sorte moins… contraignant. Je termine en évoquant une forme de contrainte lâche chez Henri Michaux.

1. Le hasard et l'inconscient

Situons l'activité des oulipiens par rapport au hasard et à l'inconscient.

Comme le rappelle Jacques Bens3  : …la littérature potentielle existait avant la fondation de l'OuLiPo. …En revanche,… elle [l'œuvre Cent mille milliards de poèmes] constitue la première œuvre de littérature potentielle consciente 4 . Ou plutôt : concertée. Concertée, oui, je préfère, car Raymond Queneau n'a pas la réputation de laisser l'inconscience s'emparer de son écriture… Les membres de l'OuLiPo n'ont jamais caché leur horreur de l'aléatoire… la potentialité est incertaine, mais pas hasardeuse. On sait parfaitement tout ce qui peut se produire, mais on ignore si cela se produira… l'écrivain n'a jamais prétendu qu'il déteste l'incertitude, mais l'incertitude née du hasard, ce qui n'est pas du tout la même chose.

On voit ainsi affirmée, subtilement, ce qui sépare les Oulipiens des Surréalistes.

Jacques Roubaud insiste en citant Raymond Queneau5  : Une autre bien fausse idée qui a également cours actuellement, c'est l'équivalence que l'on établit entre inspiration, exploration du subconscient et libération, entre hasard, automatisme et liberté. Or cette inspiration qui consiste à obéir aveuglément à toute impulsion est en réalité un esclavage. Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu'il connait est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l'esclave d'autres règles qu'il ignore.

En fait, comme le remarque Paul Fournel, dans un entretien6 avec Jacques Bens et Henri Deluy, Raymond Queneau a été très marqué par l'expérience surréaliste… Un des rôles déclarés de la contrainte pour Queneau c'était de faire jouer un petit peu 7 les forces inconscientes. Se donner des contraintes, c'est résister de toutes ses forces à l'automatisme, et aller au-delà de cet automatisme en lui résistant… Il y avait cette idée-là, claire chez Queneau, pour qui le pendant au surréalisme, ou en tout cas à la création par l'inconscient était les mathématiques…

Dans cet entretien, Jacques Bens revient sur le hasard et l'inconscient8  : L'Oulipo essaie d'éliminer le hasard - ce qui n'est pas très difficile : on peut éliminer le hasard en prévoyant exactement ce que l'on va faire. Et l'on essaie de réduire l'inconscient au minimum.

Paul Fournel tempère : En tout cas de ruser avec lui.

Jacques Bens en convient : Oui, on sait bien qu'on ne le réduira jamais, mais on essaie d'être au maximum conscient de ce qu'on fait… Il nous arrive de savoir que dans ce qu'on a écrit, il y a plusieurs sens différents. On est très content quand il y en a plusieurs. Mais on serait tout à fait chagrinés de ne pas les avoir aperçus nous-mêmes, et que les lecteurs les voient de leur côté.

Je ne partage pas ce dernier point de vue. Je suis tout à fait satisfait quand un lecteur de mes textes me fait découvrir que j'y ai mis des choses qui viennent de moi, bien sûr, et en profondeur, et que je ne pensais pas y avoir mises. D'autres lecteurs peuvent être touchés également sans savoir pourquoi, et je me dis qu'ainsi les inconscients parlent entre eux à notre insu. C'est une communication riche et souterraine. Qui fait qu'on aime intensément un poème ou une pièce de théâtre et qu'on a du mal à analyser pourquoi. Je ne crains pas cette fuite de l'inconscient.

Jacques Bens a bien conscience de cette fuite : Dans la mesure où on n'est pas maître de son inconscient, aucun de nous ne peut arriver à maîtriser tout cela. Mais c'est un souci que nous avons, et cela peut nous démarquer du surréalisme, et même nous mettre en opposition, au fond. Mais c'est un souci que nous ne sommes pas seuls à avoir. Quand Robbe-Grillet écrit "La jalousie" ( plus encore que "Les gommes"), quand Butor écrit "La modification", ils essaient au maximum d'échapper au hasard et à l'inconscient. C'est un souci de formaliste d'échapper au hasard et à l'inconscient 9 .

Au début des années 1980, Paul Braffort et Jacques Roubaud ont fondé l'ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs), prolongement informatique de l'OuLiPo. Un des buts d'ALAMO est la génération automatique (au sens d'utilisation de la machine) de textes avec contraintes. On peut en voir des productions sur ce site (http://alamo.mshparisnord.org). Un langage d'auteur, LAPAL (Langage Algorithmique pour la Production Assistée de Littérature) a permis à des non informaticiens, de créer, à partir de leurs propres contraintes, des programmes générateurs de textes. Ce programme est actuellement en cours de refonte afin d'être exploitable sur les ordinateurs actuels et sur internet. Des étudiants de l'Université de Paris XIII y travaillent actuellement sous ma direction.

Les outils de base pour la production automatique de textes sont la combinatoire et le hasard. En effet, la combinatoire, qu'on peut déjà utiliser à la main, donne tous ses effets grâce aux possibilités démultipliées de l'ordinateur. Comme pour toute création artistique assistée par ordinateur, le créateur obtient des résultats auxquels il n'aurait pas pensé ; son imaginaire peut en être stimulé. Le rôle du hasard est de créer la surprise. L’artiste peut établir un dialogue avec l’ordinateur. Le dernier mot reste cependant au créateur qui peut choisir ce qui lui convient.

Il semble que l'on s'éloigne de l'idée qu'exprimait Jacques Bens : l'écrivain n'a jamais prétendu qu'il déteste l'incertitude, mais l'incertitude née du hasard, ce qui n'est pas du tout la même chose. Avec la production automatique, on se réjouit des bienfaits du hasard.

Notons, pour nous rapprocher de Raymond Queneau et Jacques Bens, que le hasard qui est à l'œuvre ici, reste un hasard maîtrisé.

En prenant un exemple très simple, j'avais créé la structure suivante : Le Tra du Des 10 qui permet de produire les expressions comme Le Tramway du désir. Déjà à la main, j'avais obtenu 15 expressions, qui par combinaisons, pouvaient m'en donner 15×15. En saisissant sur ordinateur le lexique constitué d'une part par tous les mots commençant par Tra et d'autre part par tous ceux commençant par Des et, bien sûr, en indiquant les contraintes à respecter, je pus voir apparaître des expressions poétiques nouvelles pour moi.

Quant à l'intrusion de l'inconscient, elle est permise par le choix du lexique. Si votre programme produit de simples haïkus, ils seront formés par le rapprochement entre les vers que votre inconscient vous aura plus ou moins dicté.

En ce qui concerne les contraintes, elles sont d'autant plus difficiles à exprimer pour être comprises par la machine, qu'elles sont plus complexes. Du travail reste à faire.

Les plus simples sont d'ordre syntaxique, et aussi celles qui commandent un ordre sur les éléments : mots, expressions, phrases,…

Ce sont ces contraintes les plus simples qui ont donné aux chercheurs d'ALAMO, en plus de l'objectif d'une aide aux écrivains, l'idée d'un objectif d'ordre pédagogique : l'aide à l'apprentissage d'une langue par la production de textes conformes aux règles données. L'élève, rebelle aux règles de grammaire, peut voir leur nécessité d'une manière ludique, en examinant sur l'écran les productions inattendues dont il est à l'origine ; inattendues du point de vue sémantique mais aussi parfois du point de vue syntaxique ! La question de la position de l'adjectif par rapport au nom dans un groupe nominal peut être ainsi soulignée : le chien petit, pourquoi pas, mais cette forme révèle une absence de contrainte… ou une intention !

2. Mon usage des contraintes

En 1987, j'écrivais à Marcel Bénabou, secrétaire définitivement provisoire de l'OuLiPo : …J'ai souvent écrit des textes en me fixant, peu à peu au cours de leur élaboration, des contraintes qui allaient se précisant…. je voudrais ici développer ce point de vue, en dévoilant une partie de mon art poétique, dont je n'avais d'ailleurs pas conscience à mes débuts.

Cette manière d'écrire laissent des traces visibles. Ainsi, Jacques Morin, dans sa critique de mon recueil Parcours 11 remarque : Guy Chaty affectionne en particulier la dimension sonore où les vers se répondent en écho et les formes se répètent 12 .

Jean-Paul Giraux dans une présentation13 de mes recueils humoristiques note : Les mots sont, au sens propre, la matière première de ses poèmes… toujours prête à s'accommoder de toutes les contraintes : celles de la rime, de préférence cocasse, comme celle de l'allitération ou de la paranomase. D'autres encore qu'il s'invente… Tous ces procédés parfaitement repérables inscrivent Guy Chaty dans une perspective résolument moderne : on ne part pas des idées pour les habiller d'ornements rhétoriques, mais des mots avec lesquels on joue pour, au bout du compte et peu à peu, installer un sens que le poète découvre et qu'il choisit de retenir.

J'adhère à cette analyse remarquable, avec cependant une petite réserve : il m'arrive de partir d'une inspiration sans mot. Je prendrai l'exemple du poème Croquis 14 qui va d'ailleurs illustrer aussi ma lettre à Marcel Bénabou et l'impression de Jacques Morin.

Croquis

  • Soulève jambe
  • lèvres mangue
  • long sillon
  • Sous lèvres rondes
  • langue sonde
  • l'imagine
  • Sous la câline
  • la divine
  • lancinante

Ce poème m'a été inspiré par un croquis que j' aperçus dans une vitrine de galerie de peintures alors que je roulais en voiture et que je dus m'arrêtai un bref instant dans un embouteillage.

La première strophe me suggéra une contrainte que je m'efforçai de respecter dans la suite. Par ajustements successifs la structure devint :

  • Sou — a
  • l — a
  • l — b

Les tirets représentent une ou deux syllabes et les aab des sons de voyelles ou diphtongues de la dernière syllabe sonore, qui deviennent bbc puis cca.

Ainsi, je ne me donne pas la contrainte a priori, je la fais naître peu à peu. Si elle est trop contraignante, je peux la relâcher.

D'autre poèmes sont construits de même. La contrainte peut être forte, par exemple, dans Menuet 15 , qui a commencé par cette phrase toute simple : sans toi la nuit je m'ennuie. C'est bien sûr une idée, mais ce sont des mots avec lesquels je vais jouer, comme dit Jean-Paul Giraux :

  • — toi
  • — —
  • — m— n—

les tirets étant des mots d'une syllabe sonore.

La contrainte est plus ou moins souple dans les poèmes : Arrêts du coeur, Credo, Déjà, Écart, Si reine, du recueil Parcours, et dans ceux : Prise, Pas sympas, Héloïse, Les noces de serpillère, Occupation, Coquelicot, Avoir ou être, Une femme précise, du recueil Des mots pour le rire.

Dans ce travail, il est vrai qu'il y a jeu, mais, comme le dit Jean-Paul Giraux, cette orientation ludique affirmée, il ne faudrait surtout pas croire que le poète se désintéresse de la face signifiante des mots… Je continue à écrire des poèmes pour dire quelque chose.

3. Retour à l'inconscient

Et comment dire les choses indicibles, si on ne facilite pas l'émergence de l'inconscient — sans craindre de ce qui va en sortir — tout en gardant une certaine maîtrise de la forme ?

Tournons-nous vers un grand maître : Henri Michaux.

Dans un article paru dans la revue littéraire EUROPE de juin 1987 et intitulé Le rêve du texte, le linguiste Stephano Agosti a développé une thèse qui affirmait, pour simplifier, que l'écriture de Henri Michaux n'était qu'un jeu de décomposition-recomposition sur les mots et que le résultat n'avait aucun lien avec l'inconscient de l'auteur : rien de l'imaginaire co-extensif de l'intériorité du sujet,… aucune donnée communicable comme intérieur,… aucune situation de sens ne préside aux textes de Michaux, ceux-ci s'inscrivent dans une zone mentale absolument nue…

D'après lui, le texte d'Henri Michaux s'auto-génère par un procédé de combinaisons et de disséminations : à partir de signifiants découpables dans un mot, il y a génération d'autres mots, plus exactement d'autres signifiants selon des règles linguistiques de décomposition et recomposition des vocables, phonico-angrammatique et sémique…

Jeanne Besnard16 s'est fortement opposée à cette thèse, en analysant avec précision, à partir des œuvres de l'écrivain, le rôle primordial de son inconscient :

L'écriture de Henri Michaux s'élabore à partir de très peu de vocabulaire et d'un vocabulaire emprunté au langage courant, sauf quand il s'agit de création de mots de sa part… Michaux réalise son art en jonglant avec les sens diffractants de chaque mot, ouvrant ainsi sans cesse, de nouvelles et multiples voies de sens, toutes porteuses de chaînes de signifiants inconscientes. Grâce au parti pris d'un vocabulaire faible en nombre, et simple, touchant aux aspects ordinaires de la vie, les voies de sens, à la faveur de l'équivoque qui s'ensuit inévitablement, s'auto-génèrent abondamment, d'autant que l'auteur a le souci d'aller jusqu'à l'épuisement de sens concernant l'objet qu'il entreprend de traiter. Finalement, il traite en profondeur ses préoccupations, et par son art, les chosifiant, il prend de la distance et traite de l'existence humaine en général sous tous ses angles. Parvenant à recréer ainsi tant d'imaginaire, il fait de ses symptômes, de l'existence plein de ses rapports humains difficiles, une véritable richesse, laissant la voie au symbolique. La pratique du comique, surtout de l'humour, — l'auteur se prenant lui-même pour objet de dérision —, y contribue très largement dans tous ses textes, permettant ainsi de traiter du rapport du désir à l'action, mais sans que jamais l'acte ne soit à la hauteur du désir, ce dernier restant ainsi protégé.

Pour tester modestement la véracité de cette thèse à laquelle j'ai tendance à me rallier, je me suis amusé à jongler avec les sens diffractants de chaque mot et j'ai produit par ce procédé un texte paru dans Poésie rencontres, Anthologie, intitulé Immortalité :

A chaque instant de ma vie, je suis immortel : je le sais, je le sens.

Le vent me tanne la peau ; me replie les ailes ; qu'importe, je vole aussi haut que je veux. Parfois, je me cogne au plafond qui me renvoie et m'immerge dans l'océan : ce n'est qu'un épisode.

Il m'arrive même d'être coupé en deux par une scie musicale ; les morceaux diffèrent et dénotent mais le soleil me recolle et je repars comme avant. D'autres jours, c'est, au contraire, la cire qui fond sous la chaleur : il me suffit d'un peu de froid et… je m'enlève.

Si je suis plaqué contre un mur à grande hauteur, tel avion et montagne, je ferme les yeux et me réveille, heureux, ayant échappé de justesse à la mort.

Je me réserve toujours une porte de sortie au fond de la salle en feu. Les autres brélent, pas moi : je passe au-dessus des corps.

Ce n'est pas une colère chimérique, une pliure de nuit musardant le sommeil, c'est une terre sans cesse éprouvée, contrariant la vérité, une veille juste, une main froide sur une plaque de fonte, une tanière chaude, un épi mûr, une femme avenante, une certitude.

J'avais, il y a longtemps, composé par un procédé analogue, un poème Ciguë 17 , que Marcel Jullian avait trouvé très beau.

  • Le cygne
  • me fit un signe de linge :
  • la ligne
  • au bout du singe blanc,
  • elle bouge.
  • L'eau est rouge de pleurs,
  • le poisson meurt
  • le cœur plat,
  • comme un nénuphar de couleur aiguë.
  • En profondeur le phare est nu
  • et le primate pâle l'entoure
  • de ses bras maigres.
  • Aigrette, oiseau fragile,
  • viens te poser sur le fil du silence,
  • élance-toi de l'eau trouble.
  • Le linge se balance
  • aux arbres de couleur ciguë.

Peut-on encore parler de contraintes ? Que l'on définirait ainsi : ne créer comme mots supports essentiels, en décomposant et recomposant, qu'à partir de ceux déjà écrits. Est-ce bien sérieux ?